Une agriculture sans pesticides à l’échelle européenne, sous quelles conditions ?
Selon l’expertise collective Inrae, avec un changement en profondeur des systèmes alimentaires, l’agriculture européenne pourrait se passer des pesticides chimiques en 2050, sans réduire fortement la production, ni peser négativement sur la balance commerciale européenne. Déjà engagée avec ses adhérents dans l’une des trois trajectoires proposées, Phyteis partage son analyse sur les leviers nécessaires à ces transitions.
Pourra-t-on se passer complètement des pesticides chimiques à horizon 2050 en Europe tout en conservant un niveau de production agricole suffisant ainsi que la capacité exportatrice ? Pour répondre à cette question récurrente depuis la présentation par la Commission européenne de son Pacte Vert, un travail inédit de prospective collective piloté par Inrae a été mené pendant deux ans. Inédit, car il s’appuie sur les contributions de plus de 140 experts européens, scientifiques et parties prenantes dont les ONG, les agriculteurs, l’agroalimentaire…
Trois scénarios gradués en fonction de leur approche disruptive (voir encadré) ont été présentés ce 21 mars à Paris devant une assemblée de près de 1400 participants en comptabilisant ceux en ligne. La démarche européenne dépasse le « sans pesticides » et intègre le « bas carbone » ainsi qu’une alimentation saine.
Des solutions à puiser dans chaque scénario
L’abandon des pesticides à la moitié de ce siècle ressort possible pour chaque trajectoire, sous conditions. La première étant que l’impulsion vienne du consommateur avec un régime alimentaire plus frugal et moins carné.
« Ces approches sont très intéressantes car elles impliquent tous les acteurs, consommateurs inclus, souligne Ronan Vigouroux responsable environnement de Phyteis. Le scénario le plus probable puisera certainement des solutions émanant de ces trois directions. Le scénario 1 « Marché global » , qui associe les technologies digital et numérique, la biostimulation, le biocontrôle, la tolérance variétale est celui suivi par les adhérents de Phyteis comme en a témoigné lors du colloque, Jean-Marc Petat directeur agriculture durable et communication de BASF. Il a mis en exergue la trajectoire agroécologique à horizon 2030 que l’entreprise a engagé depuis les années 90. » À cette échéance, le non chimique pèsera 30 % du portefeuille de solutions de BASF avec les biocontrôles, les biostimulants, les variétés tolérantes, le digital… Le second scénario de l’expertise met en exergue une voie prometteuse avec les synergies qui se créent entre les plantes et les microorganismes. Enfin, s’appuyer sur les services écosystémiques pour contrôler les bioagresseurs comme le préconise le troisième scénario « Paysages emboîtés », participe aussi à la baisse des interventions phytopharmaceutiques. Considéré comme le plus disruptif, ce scénario vise 20 % de surfaces agricoles converties en surfaces d’intérêt écologique.
Abandon des pesticides, sous conditions complexes à mettre en œuvre
Selon le rapport, cette stratégie doit trouver écho auprès des autres pays exportateurs et implique d’activer une clause miroir. «L’absence de pesticides chimiques dans les standards internationaux et l’adoption des modèles préconisés dans les trois scénarios semble complexe à obtenir, ajoute Ronan Vigouroux. Le rapport évalue la capacité exportatrice en termes de volumes de céréales et de calories. Il faudrait le compléter par une approche en valeur ajoutée car la compétitivité de l’agriculture réside dans sa capacité à vendre des produits transformés et à haute valeur ajoutée.»
Selon l’étude, l’Europe importatrice nette comme en 2010 (200 1012 kcal) deviendrait exportatrice nette en 2050 (près de 40 1012 kcal dans le scénario 2 et près de 240 1012 kcal dans le scénario 3). L’exportation accrue de calories dans le dernier scénario découle d’une conversion des surfaces céréalières cultivées pour nourrir les animaux en céréales pour l’alimentation humaine.
Quelle prise de risque ?
À ces enjeux commerciaux, s’ajoute la question de la prise de risque, même si l’expertise mobilise tous les maillons de la filière. Ce qu’a alerté lors du colloque Henri Bies-Péré, vice-président de la FNSEA : « Qui paye ? ». Le soutien des politiques publiques européennes, avec en premier lieu la PAC, ressort fondamental, indique le rapport.
Dans la dernière table ronde, Tobin Robinson, docteur en microbiologie et membre de l’EFSA, a indiqué qu’« une agriculture sans pesticides est un chemin mais pas un but en soi, alors assurons-nous que nous ne remplaçons pas un risque par un autre, alimentaire, sanitaire… ». Ajoutant que l’EFSA porte la responsabilité de l’évaluation du risque, « on a besoin d’être plus rapide, plus réactif notamment face à l’émergence de nouveau risque mais aussi de stabilité réglementaire ».
Ne pas opposer les technologies et renforcer l’épidémiosurveillance
En conclusion du colloque, Philippe Mauguin, PDG d’Inrae a souligné la nécessaire combinaison de tous les leviers « mais ce n’est pas suffisant ». Il relève le problème de déploiement à large échelle des itinéraires limitant les pesticides tels ceux pratiqués dans le réseau Fermes Dephy et invite à ne pas opposer le « tout technologique au zéro technologique ». Face au changement climatique et au risque d’apparition de nouveaux bioagresseurs, il recommande d’investir dans l’épidémiosurveillance.
Pour Phyteis, anticiper et non subir les attaques des espèces invasives exotiques, surveiller la dynamique des bioagresseurs, ressortent comme essentiels dans une stratégie de réduction des solutions phytopharmaceutiques. Pour produire, il faut éviter les impasses techniques comme actuellement pour 38 % des usages.
Trois scénarios sans pesticides de plus en plus disruptifs
Dans les grandes lignes, le premier scénario « Marché global », privilégie le renforcement des défenses immunitaires des plantes, le recours aux technologies du numérique, à la robotique, à la génétique pour limiter les bioagresseurs en dessous d’un seuil de nuisibilité. Sur ces bases, des chaînes de valeur mondiales et européennes se créent, soudées par des normes de production dans des accords commerciaux entre l’UE et ses partenaires.
Dans le second scénario, « Microbiomes sains », c’est en travaillant sur l’holobionte que composent les plantes et leurs cortèges de microorganismes que l’on fera barrage aux bioagresseurs. Ce scénario engage des pratiques culturales et une sélection végétale spécifiques.
Le troisième scénario dit « Paysages emboîtés », se fonde sur une gestion des paysages complexes et diversifiés dans le cadre d’une transition des territoires vers un système alimentaire One Health (une seule santé) dans toute l’Europe.
Produire sans aucun pesticide chimique suppose de bousculer les habitudes alimentaires ou le rapport culturel à l’alimentation : moins de calories et moins de viande. Conséquence, la part des produits animaux passent de 26 % dans le scénario 1 à 10 % dans le scénario 3. Les superficies de prairies permanentes chuteraient alors fortement, de 28 % dans le deuxième scénario , à 51 % dans le troisième, devenant des forêts et des zones arbustives. 20 % de la surface agricole serait même convertie en SIE (Surface d’intérêt écologique). Les cultures pour les animaux seraient réorientées vers des cultures pour l’alimentation humaine afin de maintenir les volumes, ce qui conforterait la place de l’Europe dans le marché des céréales.