Intelligence artificielle, ce qu’elle apporte à la protection des cultures
Manon Longvixay (ACTA) décrypte les usages actuels et les perspectives de l’IA pour protéger les cultures, entre détection des bioagresseurs et appui technique. La fiabilité des données, dans un secteur très encadré, est un enjeu clé.
Chargée de mission au sein du pôle Agriculture Numérique et Science des Données de l’ACTA, Manon Longvixay coordonne également le réseau mixte technologique Naexus. Ce collectif d’acteurs (R&D, instituts techniques, enseignement) travaille sur le numérique en agriculture et notamment sur ses impacts organisationnels. Outre sa mission d’animation, elle assure également la formation sur l’intelligence artificielle générative que propose l’ACTA.
L’experte détaille les avancées, les promesses et les limites actuelles de l’IA appliquée à l’agriculture, en particulier pour protéger les cultures.
L’IA fait-elle déjà partie des technologies utilisées en agriculture ?
Manon Longvixay : Depuis près de dix ans, l’intelligence artificielle progresse dans le monde agricole mais son adoption se cantonne à certaines filières et types d’exploitation.
Déployer l’IA à grande échelle suppose d’abord de généraliser les capteurs et outils connectés sur les exploitations. Ces dispositifs génèrent des données précieuses sur l’état des cultures, les conditions météorologiques ou les pratiques culturales. La question devient alors : comment donner du sens à ces données ? L’IA apporte alors plus de précision et de finesse dans l’analyse des informations.
Mais, pour franchir ce cap, il faut des outils performants, compatibles entre eux, accessibles financièrement… Et former les agriculteurs. Aujourd’hui, le coût des solutions, le manque d’accompagnement et parfois la complexité des interfaces freinent leur déploiement.
Quels usages de l’IA se dégagent déjà dans la protection des cultures ?
M. L. : Les applications les plus avancées concernent l’IA dite « prédictive ». Elle croise des données variées : météorologiques, observations de terrain, stades phénologiques… Dans ce cas, elle éclaire la prise de décision sur une base concrète et objectivée. L’approche est de type data-driven. Par exemple, cette IA sert à anticiper l’évolution des populations de bioagresseurs. Désormais, de nouveaux modèles d’IA traitent les données issues de l’imagerie par satellite, drone ou capteurs embarqués. Ils ouvrent la voie à une diversification des applications en agriculture.
Notamment, l’institut technique de la betterave travaille sur la détection de la cercosporiose via un réseau de capteurs connectés. Ces capteurs prennent des images sur le terrain que l’IA analyse pour évaluer un niveau de risque. En combinant ce diagnostic visuel à des modèles épidémiologiques historiques, on obtient très tôt une prédiction plus précise du risque, à l’échelle du territoire. Ainsi, le technicien et l’agriculteur gagnent en finesse, en réactivité, et donc en efficacité dans la protection de la culture.
Ces approches permettent aussi de mieux spatialiser les interventions. Sur les adventices, l’IA embarquée sur les agroéquipements cible précisément les zones à traiter. Elle s’appuie une reconnaissance en temps réel des adventices et l’automatisation du traitement. De fait, cela évite de traiter sur l’ensemble de la parcelle. L’utilisation des intrants diminue sans sacrifier à l’efficacité.
Manon Longvixay, ACTA : « L’intelligence artificielle ne remplace pas l’expertise humaine : elle la renforce, à condition de garder du recul et de comprendre ses limites ».
L’intelligence artificielle générative peut-elle jouer un rôle complémentaire dans la protection des cultures ?
M. L. : C’est un champ en pleine effervescence. L’IA générative suscite beaucoup d’intérêt mais elle reste, à ce stade, peu opérationnelle pour un usage agricole. Les agents conversationnels type Le chat de Mistral ou chat GPT n’ont pas été entrainés spécifiquement à cet effet. Son usage actuel se concentre sur des fonctions de rédaction ou d’assistance. Dans ce cas, on imagine des outils capables de générer des documents réglementaires ou de synthétiser des suivis d’exploitation. Des usages plus ambitieux sont à l’étude, comme les agents conversationnels dédiés à l’accompagnement technique agricole. Le principe : un conseiller ou un agriculteur pose une question contextuelle. Ils reçoivent une réponse qui se fonde sur des bases de données qualifiées. Mais, cette idée se heurte à deux limites. D’abord, la fiabilité repose sur l’exactitude des réponses, leur traçabilité et la capacité de l’outil à reconnaître ses limites. Ensuite, le développement de ces outils requiert des choix structurants en matière d’architecture, de gouvernance, de responsabilité juridique, de sécurité des informations et d’hébergement des données collectées. Sans oublier le modèle économique qui reste à inventer.
Néanmoins, plusieurs instituts les expérimentent pour des utilisations internes avant d’envisager une ouverture vers les agriculteurs.
Ainsi, l’IFIP, institut du porc, utilise un assistant qui se base sur ses ressources documentaires. Dans cette même logique, avec le projet ArvalIA, Arvalis développe son propre agent conversationnel.
Où en êtes-vous de l’utilisation de l’IA pour prérédiger les Bulletins de santé du végétal ?
M. L. : L’idée d’utiliser l’IA générative pour aider à la rédaction des BSV a émergé lors d’un hackathon au Salon de l’agriculture 2024. Ce cas d’usage suscite de l’intérêt car il répond au besoin de gagner du temps sur une tâche très normative.
Le pilote de l’éditeur valide déjà les aspects techniques et évalue un retour sur investissement (gain de temps, automatisation ciblée). Cependant, le passage du prototype à l’industrialisation n’a pas pu être réalisé faute de financements publics en 2024 – une année marquée par des contraintes budgétaires renforcées.
Pour autant, la feuille de route ne change pas. L’ACTA vise toujours l’intégration d’un module IA dans le prochain éditeur BSV, à condition de trouver les financements nécessaires.
Qui pilote la transition numérique dans le monde agricole ?
M. L. : L’ACTA joue un rôle clé de coordination et d’étude. À travers le RMT Naexus, nous animons un collectif d’acteurs qui réfléchissent aux impacts sociaux et organisationnels du numérique. Ce réseau ne se concentre pas sur une technologie ou une filière, mais sur les conditions concrètes de l’appropriation. Quelle place pour les nouvelles compétences ? Quel impact sur le travail ? Comment intégrer ces outils dans les parcours de formation ?
C’est dans ce cadre que nous proposons des formations sur l’IA générative, ouvertes aux conseillers, ingénieurs, enseignants et techniciens. En six mois, six sessions ont réuni une soixantaine de participants. La demande est forte de la part de trois profils professionnels. On retrouve les technophiles, ceux qui souhaitent comprendre sans avoir encore franchi le pas et les réfractaires.
Qu’enseignez-vous lors de ces formations ?
M. L. : En premier lieu, nous ciblons le fonctionnement technique des outils d’IA générative. Comment produisent-ils une réponse ? Quelles sont leurs sources, leurs biais ? Puis, nous abordons leurs usages potentiels dans nos métiers notamment pour générer du contenu ou avoir un appui à l’analyse. Nous fournissons également des bonnes pratiques pour utiliser efficacement ces outils. Enfin, nous mettons en garde contre les risques associés qu’il s’agisse d’hallucinations, de dépendance cognitive ou d’impact environnemental. D’ailleurs, ce dernier point mérite qu’on se pose les bonnes questions pour un usage responsable de l’IA. Est-elle nécessaire pour écrire un mail ?
De plus, à la fin de la session dédiée aux limites de l’IA, les formatrices proposent un QCM pour que les participants classent celles qu’ils estiment les plus préoccupantes. Point intéressant, dans tous les groupes, c’est la paresse cognitive qui ressort le plus souvent. Autrement dit, ils estiment qu’à force d’utiliser les « bot », on risque de perdre en technicité et en autonomie intellectuelle. C’est une vigilance légitime. Elle s’adresse en particulier aux métiers du conseil, où l’expertise humaine, le discernement et l’adaptation au contexte local restent des éléments clés.
Par conséquent, nous insistons sur un point fondamental : l’IA générative est seulement un outil. Il faut apprendre à l’utiliser avec recul et à vérifier ses productions. Nous ne gagnons en temps et en précision que si nous restons lucides sur ce qu’elle fait. Et, sur ce qu’elle ne fait pas !