Expertise Inserm «Pesticides et santé», le point sur les enseignements majeurs
L’expertise Inserm « Pesticides et santé » réalisée par un groupe de chercheurs pluridisciplinaires établit des liens de présomption entre des substances actives et des pathologies. Comment interpréter ces liens ? Quelles sont les principales études menées sur l’exposition des agriculteurs à l’international, en France et celles impliquant des consommateurs ? Quels enseignements clés retenir ? Décryptage avec Julien Durand-Réville, responsable santé et prévention à l’UIPP.
Dans l’expertise Inserm publiée le 30 juin, la présomption d’un lien entre l’exposition aux pesticides et le développement d’une pathologie est évaluée à partir des résultats d’études épidémiologiques.
Cette présomption de lien est ensuite qualifiée par le collectif d’experts selon trois niveaux : forte, moyenne ou faible.
Pour l’exposition des professionnels, une présomption forte est établie entre six pathologies et l’usage de pesticides.
- Le cancer de la prostate, les lymphomes non hodgkiniens (LNH), les myélomes multiples et la maladie de Parkinson. Elles avaient déjà été identifiées en 2013 avec le même niveau de présomption.
- Les troubles cognitifs et la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO). Ces deux maladies ont fait l’objet d’investigations plus poussées en 2021.
La présomption de lien entre une exposition à un pesticide et pathologie signifie-t-elle que la cause est établie ?
Julien Durand-Réville : Le lien de présomption est une précision dans un environnement de travail et non une relation directe de cause à effet. Comme l’ont rappelé les experts dans leur synthèse : ce type de lien ne veut pas dire qu’il existe une preuve de causalité en tant que telle.
Le seul lien causal relevé par les experts de l’Inserm, gommé des autres facteurs, concerne celui du chlordécone avec le cancer de la prostate.
Plusieurs paramètres peuvent interférer dans l’expression d’une maladie. Par exemple, on sait que la culture du pois expose les agriculteurs à des poussières. Les poussières sont connues pour induire des troubles respiratoires. En aucun cas, il ne s’agit de minimiser le rôle des pesticides, mais le métier d’agriculteur les confronte à des facteurs de risques, connus, tels que les fumées de diesel, l’exposition solaire avec les UV, les solvants, les mycotoxines, les virus animaux, les produits phytopharmaceutiques, les biocides, les médicaments vétérinaires, etc. Ces recherches sont des indicateurs essentiels dans le cadre d’une stratégie de santé publique et pour ajuster les protocoles d’évaluation. Elles contribuent au renforcement de notre expertise, en complément des 150 000 données réglementaires sur la santé qui ont été générées dans le cadre des autorisations de mise sur le marché.
L’Inserm a examiné plus de 5 300 études, d’où proviennent-elles et quels sont leurs domaines d’investigation ?
L’Inserm réalise une revue sur toutes les catégories de pesticides, dont ceux à usage domestique comme les antimoustiques ainsi que ceux à usages vétérinaires tels les antipuces. Elle s’appuie sur des méta-analyses, des suivis de cohorte, des études de cas-témoins. Évidemment, les principales grandes études internationales constituent le socle de ces investigations. Attention toutefois, la plupart des références sont issues de pays dont les pratiques agricoles et domestiques, ainsi que les produits autorisés, diffèrent largement de notre contexte national. La prise en compte des expositions réelles en France serait importante à intégrer dans l’élaboration d’une éventuelle stratégie de gestion du risque.
Quelles sont les principales études internationales sur l’exposition professionnelle aux pesticides ?
Au niveau international, la France rassemble des experts et des programmes de recherche de premier ordre. Exemple : la cohorte Agrican lancée en 2005 suit au cours du temps une base de 180 000 personnes affiliées à la MSA dont les agriculteurs. Agrican est actuellement l’étude épidémiologique la plus riche et précise au monde. Elle ne se contente pas d’un déclaratif « oui ou non, j’ai été exposé aux pesticides », comme c’est souvent le cas avec un grand nombre d’études. Agrican prend en compte des informations sur les pratiques agricoles les plus probables à chaque période, ce qui peut aider à gommer certaines erreurs dans l’évaluation de l’exposition… mais conduit malheureusement à gommer la personnalisation réelle des situations de chaque personne suivie.
AHS, Agricultural Health Study, une étude américaine, suit, elle, plus de 89 000 agriculteurs et leurs épouses de l’Iowa et de la Caroline du Nord depuis 1993. Nous pouvons citer également Agricoh, un consortium de chercheurs internationaux dont Agrican et AHS sont membres. Il vise à agréger toutes les données issues des principales cohortes agricoles internationales pour constituer des statistiques encore plus robustes. La qualité des différentes publications résiste souvent dans leur capacité à évaluer finement, souvent dans un passé parfois lointain, l’exposition exacte des personnes aux différents facteurs de risques, dont les pesticides, et à analyser les présomptions de liens.
Pour la première fois, l’Inserm s’est intéressé à certaines maladies respiratoires. Les experts pointent du doigt une présomption de lien avec plusieurs substances actives. Sont-elles appliquées en France sur les cultures ?
Parmi les dix-sept molécules étudiées en lien avec des troubles respiratoires, quatorze ne sont plus autorisées sur le territoire français. Les pathologies identifiées sont d’abord des affections de type inflammatoire, fortement liées à d’autres facteurs de risques connus inhérents au métier d’agriculteur comme l’exposition aux poussières, à l’ensilage ou encore l’exposition à des virus animaux. Les résultats intéressants et nouveaux issus de cette expertise collective sur ces pathologies, telle la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), sont quoi qu’il en soit à suivre de manière encore plus attentive.
Les pyréthrinoïdes sont cités plusieurs fois dans l’expertise collective, notamment avec une présomption forte, ou à des cas de myélome avec un niveau moyen de présomption, quelle est votre analyse ?
Comme l’a souligné le collectif d’experts le 30 juin, lors de la conférence de présentation des travaux, ce sont surtout des études américaines qui ont été rassemblées, notamment californiennes, portant notamment sur l’usage domestique de produits antimoustiques composés de pyréthrinoïdes. La population concernée est connue pour être grande consommatrice de ces produits, ce qui conduit à des expositions relativement plus importantes qu’en France. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons écarter cet indicateur. En Europe, huit substances actives de cette famille sont autorisées pour des usages agricoles et notamment deux, d’usages majeurs en agriculture biologique, et bien sûr pour des usages domestiques.
Notre métier nous oblige à nous projeter sur le long terme. Nous devons donc en permanence anticiper les enjeux scientifiques, techniques et les attentes sociétales de demain. Cela peut conduire à l’ajout de nouveaux critères dans nos programmes de recherche.
Et pour les autres molécules dont les niveaux de présomption sont passés de moyen à fort, où en est-on en Europe ?
Lorsqu’on parle d’insecticides organochlorés comme le DDT, le chlordane, le lindane…, il s’agit de produits anciens qui ne sont plus approuvés depuis de nombreuses années. Pour les insecticides organophosphorés, la très grande majorité d’entre eux n’est plus autorisée aujourd’hui en France pour des usages agricoles. Pour les derniers usages encore en vigueur, ils arrivent souvent à leur date d’expiration. Des réévaluations avec des études toxicologiques et écotoxicologiques renforcées depuis leur première homologation sont demandées au niveau européen. Les substances qui sont donc aujourd’hui ré-autorisées ont bien redémontré leur innocuité, selon les derniers niveaux d’exigence, si elles sont utilisées conformément aux préconisations d’emploi.
Et en France, quelles études suivent l’exposition des riverains et des consommateurs ?
Avant tout, les études sur ces sujets ne donnent pas lieu à des alertes si l’on regarde les conclusions de l’expertise collective. Toutefois, les investigations doivent s’améliorer car le nombre d’études disponibles est encore relativement faible. Les experts ont indiqué que les études aujourd’hui disponibles présentent des limites importantes liées à l’évaluation fine de l’exposition ou à l’absence de données individuelles.
Au niveau national, le biomesurage et l’évaluation de l’imprégnation de la population générale française, de 6 à 64 ans, à différents facteurs comme les contaminants, les métaux lourds, les pesticides, sont réalisés par Santé Publique France via l’étude Esteban. Cette étude est reconduite régulièrement. Une cohorte mère-enfant, complémentaire, est également en place au niveau national, la cohorte Elfe (Étude longitudinale française depuis l’enfance), avec notamment des analyses d’urines. Pour les populations riveraines, plusieurs grosses études sont en cours. PestiHome, de l’Anses, vise à documenter les pratiques et les usages des pesticides par les Français à leur domicile, dans les habitations, les jardins ou encore pour traiter les animaux domestiques. Avec plus de 1 500 ménages interviewés et plus de 5 400 produits identifiés, il s’agit de la première étude d’envergure nationale dans ce domaine. Citons également la nouvelle étude, PestiRiv, de l’Anses et Santé Publique France, dont l’objectif est de mieux connaître l’exposition aux pesticides des personnes vivant en zone agricole. Son premier volet s’intéressera spécifiquement à l’environnement viticole.
Quelles sont les initiatives en France mises en place depuis l’expertise de 2013 pour améliorer la situation sur les questions de santé des utilisateurs ?
En 2014, l’Anses s’est vue confiée la mise en place d’un dispositif de phytopharmacovigilance. Ce dispositif, unique en Europe, a pour objectif de surveiller les éventuels effets indésirables des produits phytopharmaceutiques après leur mise sur le marché. Il est financé par les entreprises. Cette taxe permet également chaque année de mener des études scientifiques inédites, prospectives, coordonnées par l’Anses, et complémentaires aux données réglementaires. Le marché de la protection des cultures est aussi réactif : entre 2010 et 2019, nous constatons une baisse de près de 20% des ventes de produits classés CMR (Cancérigène, Mutagène ou Reprotoxique), réduisant, de fait, le risque de maladie professionnelle. Et bien évidemment, les résultats de l’expertise 2013 ont été intégrés dans les processus de réévaluation des produits phytopharmaceutiques.
Les efforts de prévention et de formation des utilisateurs se sont également amplifiés. L’arrêté du 29 août 2016 révise les modalités d’obtention du Certiphyto, un certificat d’aptitude obligatoire pour l’utilisation professionnelle des produits phytopharmaceutiques. Ce certificat permet de s’assurer que les professionnels sont dûment formés. En parallèle, les entreprises de protection des plantes sont mobilisées pour mieux communiquer sur la prévention des risques lors de l’application des produits phytopharmaceutiques, notamment sur le thème des Equipements de Protection Individuelle et la mise en place de nouveaux systèmes de transfert clos.
« Établir scientifiquement une relation de causalité entre l’exposition à un xénobiotique et un évènement indésirable pour la santé humaine est un exercice difficile, surtout si cet évènement se produit longtemps après le début de l’exposition. L’évaluation d’une relation de causalité ne procède pas de la démonstration mais d’un jugement et c’est la convergence des conclusions issues d’études épidémiologiques et des données toxicologiques et mécanistiques qui permet d’apprécier la vraisemblance d’une relation causale ».
Rapport Inserm Expertise collective « pesticides et santé » page 467 du rapport complet.